Critique parue dans Concertonet.com le 4 novembre 2010
Thierry Machuel :Paroles contre l’oubli, opus 60 – Nocturnes de Clairvaux, opus 49 – Chants de captivité, opus 58 – Leçons de Ténèbres, opus 59 – Lebensfuge, opus 56
Or, les murs, documentaire de Julien Sallé
Les Cris de Paris, Geoffroy Jourdain (direction), Chœur Mikrokosmos, Loïc Pierre (direction)
François-René Duchâble, Thierry Machuel (piano), Régis Pasquier (violon), Bruno Pasquier (alto), Roland Pidoux (violoncelle)
Enregistré à l’Abbaye de Clairvaux (septembre 2009) – 99’11 + 60’ (documentaire)
Un coffret de 2 CD et 1 DVD aeon AECD 1092 (distribué par Harmonia mundi)
Thierry Machuel (né en 1962) s’investit depuis 2008 dans des ateliers d’écriture poétique à la Maison centrale de Clairvaux. Aux textes des détenus, il appose sa musique, pour chœur de chambre a cappella. Dans les Nocturnes de Clairvaux, triptyque approchant les quarante minutes, le compositeur réunit les échanges épistolaires entre des moines de Cîteaux, enfermés volontaires, et les prisonniers.
Bonus de ce magnifique livre-disque conçu par aeon (notice bilingue, notamment de Thierry Machuel et Jean-Michel Nectoux), le documentaire de Julien Sallé relate cette expérience peu commune en adoptant un rythme lent, celui de l’univers carcéral, et en privilégiant les paroles des détenus, anonymes et vus de dos. Avec retenue et sincérité, ceux-ci se livrent au musicien qui témoigne d’une écoute de qualité et d’un remarquable souci de ne pas juger. Grâce à cette relation de confiance naquirent des écrits d’une surprenante élévation de pensée : espoir, identité, liberté, nostalgie, peur, rêves, solitude, autant de préoccupations qu’abordent ces condamnés à de lourdes peines avec, en fin de compte, peu de violence. Ils n’eurent pas le droit d’assister à la création des œuvres au sein même de l’Abbaye de Clairvaux, dans le cadre du festival «Ombres et lumières» dirigé par Anne-Marie Sallé, mais le réalisateur a eu la bienveillance de leur projeter la prestation dans un des couloirs de la prison…
Thierry Machuel a imaginé une musique respectueuse du texte (murmuré, parlé, chanté, parfois hurlé), évocatrice et accessible malgré un contrepoint complexe. Révélant une indéniable invention mélodique, harmonique et sonore, son écriture mêle volontiers musique et bruits (de verrous, de tôle, de cloches, de battements de pieds) ce qui souligne le lien avec le climat carcéral et permet la perte des repères temporels. En regard des Paroles contre l’oubli (2009), les magnifiques Nocturnes de Clairvaux (2008-2009) dévoilent des recherches encore plus approfondies sur le rendu visuel et spatial de cette musique qui prouve l’apport, actuellement essentiel, du compositeur dans le répertoire pour chœur a cappella. Conduits par Geoffroy Jourdain, Les Cris de Paris réalisent une prestation fabuleuse d’aisance, de netteté et de justesse tandis que leur diction et leur engagement rendent pleinement justice aux poèmes.
Regroupant des pièces instrumentales, le second disque prolonge l’atmosphère créée par le premier. Exécutés par Régis Pasquier et François-René Duchâble, adepte des expériences originales, les Chants de captivité (2009), brèves impressions ressenties par le compositeur lors des visites en prison, évoquent Ravel et Debussy sans relever du pastiche. Inspirées des échanges entre moines et détenus, les Leçons de Ténèbres (2009), pour trio à cordes, présentent un langage plus personnel qui devrait inciter l’auteur à poursuivre dans l’écriture pour cordes. Ce dernier partage le piano avec François-René Duchâble dans Lebensfuge (2009), prégnante «improvisation écrite» aux accents par moments janacekiens dont les sous-titres se rapportent, une dernière fois, à l’épreuve de l’enfermement («Obscurité», «Mouvement», «Echappée», «Conscience», «Liberté»). Une publication hors norme ne cherchant ni à juger ni à révéler l’univers carcéral sous un aspect univoque mais qui aide à mieux comprendre ceux qui n’ont par ailleurs guère l’occasion de s’exprimer.
Sébastien Foucart